Nazim HIKMET
http://www.bleublancturc.com/TurcsconnusFR/Nazim_Hikmet.htm
La plus drôle des créatures
Comme le scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion
Dans une nuit d’épouvante.
Comme le moineau, mon frère,
Tu es comme le moineau
Dans ses menues inquiétudes.
Comme la moule, mon frère,
Tu es comme la moule
Enfermée et tranquille.
Tu es terrible, mon frère,
Comme la bouche d’un volcan éteint.
Et tu n’es pas un, hélas,
Tu n’es pas cinq,
Tu es des millions.
Tu es comme le mouton, mon frère,
Quand le bourreau habillé de ta peau
Quand le bourreau lève son bâton
Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
Et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.
Tu es la plus drôle des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
Qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Et s’il y a tant de misère sur terre
C’est grâce à toi, mon frère,
Si nous sommes affamés, épuisés,
Si nous somme écorchés jusqu’au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.
( 1948 )
|
VLADIMIR MAYAKOVSKI
http://mayakovsky.com/
http://fr.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Mayakovski
Vers sur le passeport Sovietique
- Je dévorerais la bureaucratie comme un loup,
- je n’ai pas le respect des mandats,
- et j’envoie à tous les diables paître
- tous les « papiers ».
- Mais celui-là...
- Longeant le front des compartiments et cabines,
- un fonctionnaire bien poli s’avance.
- Chacun tend son passeport, et moi je donne
- mon petit carnet écarlate.
- Pour certains passeports on a le sourire,
- d’autres on cracherait dessus.
- Au respect ont droit, par exemple,
- les passeports avec lion anglais à deux places.
- Mangeant des yeux le brave monsieur,
- faisant saluts et courbettes,
- on prend comme on prend un pourboire,
- le passeport d’un Américain.
- Pour le Polonais on a le regard
- de la chèvre devant l’affiche.
- Pour le Polonais le front est plissé
- dans une policière éléphanterie
- d’où cela sort-il et quelles sont ces
- innovations en géographie ?
- Mais c’est sans tourner le chou de la téte,
- c’est sans éprouver d’émotions fortes
- qu’on reçoit les papiers danois
- et les suédois de diverses sortes.
- Soudain, comme léchée par le feu,
- la bouche du monsieur se tord.
- Monsieur le fonctionnaire
- a touché la pourpre de mon passeport
- Il le touche comme une bombe,
- il le touche comme un hérisson,
- comme un rasoir à deux tranchants,
- il le touche comme un serpent à sonnettes,
- à vingt dards, à deux mètres de longueur et plus.
- Complice a cligné le regard du porteur,
- qui est prét à porter vos bagages pour rien.
- Le gendarme contemple le flic,
- le flic le gendarme.
- Avec quelle volupté la caste policière
- m’aurait fouetté, crucifié,
- parce que j’ai dans mes mains,
- porteur de faucille,
- porteur de marteau,
- le passeport soviétique.
- Je dévorerais la bureaucratie comme un loup,
- je n’ai pas le respect des mandats,
- et j’envoie à tous les diables paître
- tous les « papiers », mais celui-là...
- Je tirerai de mes poches profondes
- l’attestation d’un vaste viatique.
- Lisez bien, enviez
- je suis
- un citoyen
- de l’Union Soviétique.
- (1929)
|
Pablo NERUDA
http://www.pierdelune.com/neruda.htm
La Poésie
Et ce fut à cet âge... La poésie
vint me chercher. Je ne sais pas, je ne sais d'où
elle surgit, de l'hiver ou du fleuve.
Je ne sais ni comment ni quand,
non, ce n'étaient pas des voix, ce n'étaient pas
des mots, ni le silence:
d'une rue elle me hélait,
des branches de la nuit,
soudain parmi les autres,
parmi des feux violents
ou dans le retour solitaire,
sans visage elle était là
et me touchait.
Je ne savais que dire, ma bouche
ne savait pas
nommer,
mes yeux étaient aveugles,
et quelque chose cognait dans mon âme,
fièvre ou ailes perdues,
je me formai seul peu à peu,
déchiffrant
cette brûlure,
et j'écrivis la première ligne confuse,
confuse, sans corps, pure
ânerie,
pur savoir
de celui-là qui ne sait rien,
et je vis tout à coup
le ciel
égrené
et ouvert,
des planètes,
des plantations vibrantes,
l'ombre perforée,
criblée
de flèches, de feu et de fleurs,
la nuit qui roule et qui écrase, l'univers.
Et moi, infime créature,
grisé par le grand vide
constellé,
à l'instar, à l'image
du mystère,
je me sentis pure partie
de l'abîme,
je roulai avec les étoiles,
mon coeur se dénoua dans le vent.
(Mémorial de l'île Noire, 1964)
|